Mgr. Jacques Suaudeau

Ecclesiastical Assistant of the FIAMC

Quelle éthique pour les médecins chrétiens, aujourd’hui? / Ethics for christian physicians, today / Ética para os médicos cristãos, hoje.

Summary /Resumé /Resumo

Quelle éthique pour le médecin chrétien aujourd’hui? La bioéthique contemporaine s’est structurée autour des « quatre principes » développés par Tom Beauchamp et James Childress dans leur ouvrage « Principles of Biomedical Ethics »(1979). Ces principes sont au nombre de quatre : l’autonomie, la bienfaisance, la non malfaisance et la justice. Ce système des quatre principes permet de parler un même langage. Il a l’avantage d’être clair et d’offrir des lignes guides valables pour l’action concrète. Mais il est réducteur.

L’ «utilitarisme» est le second système d’éthique en cours, aujourd’hui, en médecine. Jeremy Bentham (1748-1832) en a donné la maxime : le plus grand bien pour le plus grand nombre. Pour l’utilitarisme ne compte que le résultat de l’action. L’utilitarisme a des aspects très positifs, mais aussi des aspects dangereux car il peut tout justifier : pour lui la fin justifie les moyens.

Des auteurs contemporains ( Alastair MacIntyre ,1985) ont cherché à réintroduire en médecine la « morale des vertus » qui avait inspiré Hippocrate lorsqu’il avait donné aux médecins des lignes de conduite pratique. Cette éthique définit le « bon médecin » comme celui qui prend la bonne décision, au bon moment, de la bonne manière, celui sur le modèle duquel les jeunes médecins doivent se former pour devenir à leur tour de « bons médecins ».

Le personnalisme (Emmanuel Mounier, Jean Lacroix, Saint Jean Paul II) est plus une façon de voir l’homme qu’une réelle théorie éthique. Il met au centre de ses préoccupations la personne humaine, corps-esprit, dans son unité et ses relations. Il insiste sur la dignité de cette personne, et le fait que tout doit être fait pour « promouvoir » l’homme en l’homme, le rendre plus humain. Il centre son intérêt sur la relation malade-patient, et l’accompagnement du malade.

Que choisir ?

  • l’utilitarisme doit être gardé sous haute surveillance. Il faut lui préférer le « principe de précaution » qui se substitue facilement à lui en soulignant la nécessité de prendre en compte les conséquences des actes.
  • les quatre principes, l’éthique des vertus et le personnalisme se complètent, mais il est illusoire de vouloir les intégrer l’un à l’autre, car ils se situent sur des plans différents. Les quatre principes s’adressent à l’action concrète, et donnent des lignes guide utiles. Mais il ne faut pas les absolutiser
  • L’éthique des vertus fonctionne à un niveau plus profond, spirituel, en inspirant l’agir bon, prudent, sage et bien pesé. Elle demande une attitude de bonne volonté, de vraie humilité et de désir de perfectionnement.
  • Le personnalisme enrichit l’éthique des vertus en inspirant une relation vraie, riche entre médecin et malade. Il indique ce que doit être la qualité de la relation médecin-malade, basée sur le respect de la dignité et le désir du bien de .l’autre, physique et moral.

Tandis que les «principes» s’appliquent, les vertus «inspirent».

Text /Texte /Texto

Introduction: L’éthique médicale (Hippocratique)

Jusqu’à l’avènement de la bioéthique, dans les années 70, la réflexion éthique dans le champ médical s’est faite dans le cadre de ce que l’on appelait la “Morale médicale”, qui tirait son origine et sa substance des enseignements d’Hippocrate, médecin grec du cinquième siècle avant JC, auteur du fameux serment qui porte son nom, et de nombreux traités sur la pratique médicale, le corpus hippocraticum, fait de soixante écrits.

Le serment d’Hippocrate contenait la plupart des préceptes éthiques en cours aujourd’hui : obligation de la bienfaisance, de la non malfaisance, de la confidentialité. Il contenait des interdictions : interdiction de l’avortement, de l’euthanasie, des relations sexuelles avec les patients. Il exhortait le médecin à vivre une vie “pure”, c’est à dire à vivre selon l’éthique des vertus.

Pour Hippocrate, la pratique de la médecine s’inscrivait dans une triangulation, avec, d’un côté, le patient, “entité psychosomatique”, de l’autre la maladie, gouvernée par des lois naturelles, et entre les deux le médecin qui aide la nature et est serviteur de l’art médical. Pour Hippocrate, le médecin devait être avant tout concerné par le malade, et pas seulement par la maladie. Hippocrate soulignait comme un standard pressant la nécessité pour le médecin d’avoir une attitude humaine vis à vis du patient. Il enseignait qu’il fallait observer patiemment les malades, chercher ou remarquer les signes qui permettaient de faire des pronostics exacts. Il enseignait aussi que la meilleure thérapeutique n’était pas la plus compliquée, mais celle qui ne contrariait pas la nature, car la nature travaille à la guérison.

Hippocrate recommandait aux médecins la sagesse, la réserve, la modestie, la décence, la générosité, la franchise, et la consultation avec les autres médecins. Il avait certainement une idée très élevée et très ambitieuse de la médecine. Plus tard, l’influence stoïque introduisit dans le “corpus Hippocratum” une insistance sur le devoir, la compassion, une attitude amicale et même d’amour vis-à-vis du malade.

Le christianisme a adopté avec une grande facilité l’enseignement hippocratique telle qu’il était transmis à Rome par l’intermédiaire de médecins comme Gallien, c’est à dire un corps de réflexions centré sur le bien du patient et la relation médecin-patient. La parole du Christ enjoignant aux fidèles de visiter les malades et s’identifiant à ceux-ci, ainsi que la figure du “Christ médecin” venu en ce monde pour prendre soin des malades, trouvaient dans la tradition hippocratique un lieu d’accueil tout à fait adéquat.

Durant le Moyen Âge (500 à 1500 après JC) les idéaux d’Hippocrate auxquels s’ajoutaient les enseignements chrétiens ont formé la base de l’éthique médicale24. On y précisait les vertus nécessaires à la pratique de la médecine et les règles que l’on devait appliquer dans les relations avec les patients. Les médecins étaient considérés comme des hommes de religion. Des écrivains chrétiens comme St Thomas d’Aquin au XIII siècle, des écrivains juifs comme Moses Maimoinides, au douzième siècle, considéraient la pratique de la médecine comme l’idéal le plus élevé. Le but de la médecine était de « servir le malade pour servir Dieu ». L’éthique médicale était un composé d’éthique morale chrétienne, basée sur la morale naturelle, et d’éthique des vertus inspirée d’Aristote, le tout universalisé dans la pratique médicale.

On trouve peu d’évidence de règles ou de principes de choix moraux au sens moderne du terme dans la tradition Hippocratique. L’attention allait aux objectifs globaux de la vie morale, tels que la définition du bon et du juste, et la culture des vertus. Dans cette perspective, le médecin vertueux était celui qui était disposé habituellement à agir en conformité avec la courtoisie, la tempérance et la justice et en accord avec les préceptes moraux contenus dans le serment. La vertu centrale était la phronesis, le jugement pratique, par lequel le médecin était capable de discerner l’action droite et bonne qui devait être accomplie au bon moment, et de la bonne manière face à un choix moral particulier.

L’éthique hippocratique demeura pratiquement inchangée au cours des siècles. C’est au médecin britannique Thomas Percival que l’on doit le premier “code d’éthique médicale”, avec sa monographie de 1803 “Medical ethics25, qui fut à la base de plusieurs codes d’éthique médicale, dont celui de l’American Medical Association adopté en 1847.

Après la seconde guerre mondiale, et à partir des années soixante, cette base éthique de la pratique médicale apparut insuffisante, “paternaliste”, ne tenant pas assez compte du patient lui-même et de sa capacité de choix. C’est ce mouvement de contestation, parti des campus aux Etats Unis, qui amena l’érosion du “système hippocratique” et la recherche d’une nouvelle base philosophique et pratique à donner à l’éthique médicale.

I – L’Éthique des principes en Bio Médecine

La bioéthique contemporaine s’est structurée autour des « quatre principes » développés par Tom Beauchamp et James Childress dans leur ouvrage « Principles of Biomedical Ethics »(1979). Ces principes ont une histoire puisqu’ils tirent leur inspiration d’Emmanuel Kant (1724-1804) qui construisit au XVIII° siècle une morale dite « du devoir » dans laquelle la raison humaine cherchait à donner des maximes de conduite « impératives » parce qu’universalisables. De ces principes de Kant qui reposaient dans une foi dans la raison humaine considérée comme « transcendante », W.Ross (1930) a dérivé des principes « prima facie », c’est-à-dire « à première vue », non absolus, pour la conduite de la vie pratique, qui admettaient une dérogation en cas de conflit entre les principes. Beauchamp et Childress voulaient donner à la bioéthique naissante des « principes » universalisables, comme les principes de Kant, mais non absolus, comme les principes « prima facie » de Ross, et qui seraient indépendants de toute morale religieuse, afin d’être acceptables par toutes les cultures, sous tous les horizons. Leur choix a porté sur l’autonomie, la bienfaisance, la non malfaisance et la justice,

Le respect de l’autonomie du malade implique qu’on l’informe correctement de sa maladie et que l’on tienne compte de sa volonté dans la poursuite des traitements (consentement informé). Elle implique par exemple que l’on tienne compte des volontés anticipées que le malade a pu exprimer antérieurement, s’il n’a plus sa conscience.

Le médecin doit viser le bien du malade (bienfaisance) et éviter les conséquences mauvaises d’un traitement (non malfaisance).

Le respect de la justice implique que tous doivent se retrouver à égalité dans les soins de santé, et bénéficier d’un même accès aux traitements.

Ce système des quatre principes est reconnu par tous ceux qui s’occupent de bioéthique, dans le monde, ce qui permet de parler un même langage lorsque l’on discute de questions de bioéthique. Il a l’avantage d’être clair et d’offrir des lignes guides valables pour l’action concrète. Il doit donc être maintenu.

Mais il a des défauts:

  • Il ne repose sur aucune base métaphysique ou philosophiques et sa seule justification morale est qu’il est reconnu comme valable par tous.
  • il est réducteur, et expose au danger de vouloir faire passer des questions complexes au travers de l’étroite grille des quatre principes, ce qui entraîne une simplification artificielle.
  • Il ne tient pas compte de ce qu’est le sujet (le patient), de sa situation, de ses conditions.
  • Il s’applique très mal aux personnes « non compétentes (incapables de prendre une décision : mineurs, malades psychiatriques, détenus, handicapés mentaux.
  • Il ne considère pas les conséquences des actes.
  • Il ignore la relation humaine médecin-malade (accompagnement, compassion, solidarité).

II – Éthique des vertus

Dans les deux dernières décennies un mouvement en réaction contre le paradigme des principes s’est développé dans le cadre de la réflexion bioéthique, mouvement caractérisé par la récupération de la catégorie morale de la vertu.

Pour pallier aux errements des morales de type Kantien et néo Kantien (dont le «principlisme » bioéthique) des auteurs contemporains (GEM Anscombe, 1958, Alastair MacIntyre, 1985) ont cherché à réintroduire la « morale des vertus » qui du reste avait inspiré Hippocrate lorsqu’il avait donné aux médecins des lignes de conduite pratique. Cette morale ne cherche pas à définir ce qu’est l’acte bon (contrairement à l’éthique des principes) mais insiste sur les traits moraux caractéristiques de l’agent de l’action. La « vertu », c’est l’excellence ou performance humaine, physique ou morale, et elle s’acquiert par apprentissage et pratique constante (comme un sport). L’homme qui veut réaliser sa « vocation d’être homme » (son

  • télos » pour Aristote) va guider sa barque dans les remous de la vie par la prudence, qui est le discernement des possibles. Dans cette optique, la vertu est le type de disposition qui permet à son possesseur d’accomplir, dans une situation donnée, la bonne action, pour la bonne raison et de la bonne manière. L’homme vertueux aura donc une attitude « exemplaire » et sera pris comme modèle par ceux qui débutent dans la vie morale. Appliquée à la médecine, la doctrine de la vertu définit le « bon médecin » (prenant la bonne décision, au bon moment, de la bonne manière) sur le modèle duquel les jeunes médecins doivent se former pour devenir à leur tour de
  • bons médecins ». La faiblesse de l’éthique des vertus est qu’elle ne définit pas l’action bonne et ne donne aucune ligne guide. Sa force est qu’elle correspond au désir de « devenir meilleur » qui est dans l’âme humaine, et qu’elle s’ancre dans la réalité concrète de l’expérience morale. Elle redonne au sujet toute la place que l’éthique des principes lui refusait.

III – Éthique conséquentialiste – utilitariste

Le « conséquentialisme » est le troisième type d’éthique qui est en cours, aujourd’hui en médecine. Le conséquentialisme regroupe les théories morales qui soutiennent que ce sont les conséquences d’une action donnée qui doivent constituer la base de tout jugement moral de ladite action. Ainsi, d’un point de vue conséquentialiste, une action moralement juste est une action dont les conséquences sont bonnes. Les qualités morales de l’agent n’interviennent pas dans le calcul de la moralité d’une action. Il est donc indifférent que l’agent soit généreux, intéressé, ou sadique, ce sont les conséquences de ses actes qui sont morales ou immorales.

Dans des circonstances différentes, la même action peut être morale ou immorale selon ses conséquences L’utilitarisme est la principale théorie morale conséquentialiste.

Il vient des philosophes anglais de la tradition empiriste. Devant la diversité des opinions et des mœurs ceux-ci ont choisi d’abandonner toute théorie éthique pour s’en tenir aux réponses concrètes. Jeremy Bentham (1748-1832) a donné la maxime de l’ « utilitarisme » : le plus grand bien pour le plus grand nombre et John Stuart Mill (1806-1873) a poursuivi dans cette direction, en admettant toutefois une hiérarchie dans les biens.

L’utilitarisme fonde la moralité d’une action sur l’aptitude de cette action à conduire au plus grand bonheur le plus grand nombre de personnes, le bonheur étant défini en termes de plaisir ou d’absence de souffrance.

Devant une proposition d’action l’utilitariste met en balance les biens qui pourront sortir de cette action, et les maux qui pourraient aussi en découler et décide en fonction du rapport. Le rapport «coût/bénéfice», très important dans les décisions médicales, vient de l’utilitarisme.

.L’utilitarisme est en même temps une théorie universaliste et holiste, qui donne une bonne place au bien commun et à la justice.

L’utilitarisme a donc des aspects très positifs, mais aussi des aspects dangereux car il peut tout justifier : pour lui la fin justifie les moyens. Il tend à mettre en balance des biens très différents, ce qui est contraire à la logique et à la raison: comme le droit à la vie de l’embryon ou des fétus, d’un côté et les possibilités de traitements futurs de la maladie de Parkinson, de l’autre. L’utilitarisme est à l’origine des rationnements « sélectifs » des soins. On abuse aujourd’hui de raisonnements de type utilitaristes pour justifier des dérogations à l’éthique.

Les bio éthiciens utilitaristes poussent aujourd’hui à «l’enfant parfait», fruit de fécondation in vitro et d’élimination des embryons les moins bons. Ils appuient aussi l’idée d’ « améliorer l’espèce humaine », par les nouvelles biotechnologies.

IV – l’Éthique de la discussion

L’éthique de la discussion a été pensée dans les années 70 par Karl-Otto Appel, et développée par Jurgen Habermas (école de Francfort) dans les années 80. C’est la dernière en date des propositions pour renouveler l’éthique. Habermas veut dépasser le relativisme des systèmes de pensée actuels, et aussi leur émotivisme. Il veut fonder une éthique basée sur les exigences de la raison, comme E.Kant avait voulu le faire en son temps. Mais il veut que cette éthique n’ait pas de relation avec la métaphysique traditionnelle, parce que les concepts fondamentaux que véhiculaient cette métaphysique sont pour lui désintégrés. Habermas fonde cette nouvelle éthique sur l’argumentation. Elle se base sur les exigences de validité que nous suivons quand nous produisons des actes de langage dans une discussion entre des partenaires ayant des positions différentes, voire irréconciliables, mais désireux de se rapprocher de la vérité.

Habermas distingue deux types d’argumentation :

.Le premier type d’argumentation est orienté vers le succès et recherche ce dernier par des moyens adaptés. Les protagonistes se concentrent alors sur les conséquences de leur action et visent la réussite, quitte à instrumentaliser les autres en s’efforçant de détenir une emprise sur eux ou en exerçant un pouvoir sur les discussions de ces-derniers. Habermas parle d’activité stratégique. C’est bien souvent selon ce mode que se déploient les discussions dans le domaine de l’éthique médicale. On cherche à imposer son point de vue à l’autre. Ceci n’est pas respectueux de l’éthique.

.Le second type d’argumentation se déploie dans l’activité communicationnelle. Elle obéit à l’intercompréhension et est, par nature, entente ; remarquons que cette entente n’est pas visée, mais elle est obtenue car fondamentalement, cette entente définit la communication. La discussion intervient là alors que lorsque la communication a été interrompue par un désaccord, un conflit ou un différend. La communication et la discussion présupposent un principe d’universalisation qui est inhérent aux structures mêmes du débat. Dès lors, l’éthique de la discussion se manifeste comme raison pratique qui ouvre à ce qui semble valable pour tous. Le critère discriminant qui permet de différentier discussion et simple conversation, ou discussion et activité stratégique visant à s’imposer, est la justification argumentée. Habermas le précise ailleurs : « Sous le terme de discussion, j’introduis la forme de communication caractérisée par l’argumentation, dans laquelle les prétentions à la validité devenues problématiques sont thématisées et examinées du point de vue de leur justification »

De fait, ce n’est que lorsque le consensus est rompu qu’il y a recours à l’argumentation. Celle-ci permet l’apport de raisons justifiantes pour reconstruire l’entente, en tendant vers un nouveau consensus. La validité par consensus obéit à la force non coercitive du meilleur argument. L’authentique discussion est consensuelle et n’a affaire qu’à des raisons, non point à la menace, en s’appuyant sur la force dépourvue de violence du discours argumentatif.

Le philosophe allemand peut ainsi énoncer le principe de la discussion, qu’il appelle principe D, fixant le cadre formel d’élaboration d’une théorie éthique fondée en raison: «Une norme n’est véritablement valide que si elle fait l’unanimité des personnes concernées lesquelles doivent toutes prendre part à la discussion».

Seul un discours sur la place publique à l’intérieur duquel les arguments sont évalués de manière critique, sans contrainte et dans le respect de l’égalité des sujets impliqués, peut établir la validité des énoncés pratiques.

Le problème de cette éthique de la discussion est qu’elle suppose de la part des participants la volonté d’arriver à un consensus par la force des meilleurs arguments, et non par la manipulation d’autrui ou la force des majorités. Il n’est pas sûr qu’une telle bonne volonté soit toujours présente dans les discussions des assemblées ou des comités d’éthique, par exemple, ou même dans les discussions entre médecins.

Le second problème de l’éthique de la discussion est qu’elle refuse tout présupposé métaphysique ou philosophique pour ne baser la valeur normative de la procédure d’argumentation que sur la construction d’une rationalité au travers de la mise en jeu de la procédure argumentative. Mais il faut déjà être rationnel pour mener à bien une procédure argumentative. Donc il faut que la rationalité soit déjà là, en début de discussion. Donc il y a forcément des présupposés chez les participants au débat, en particulier sur la définition du bien.

L’éthique de la discussion apporte donc une contribution de valeur à la construction d’une éthique médicale adaptée aux problèmes de notre temps, mais cette contribution est technique, une contribution de moyens. Elle ne construit pas une éthique, n’indique pas où est le bien moral. Elle est surtout utile lorsque la communication a été interrompu pas un désaccord, en tant que méthode pour refaire partir la communication, qui pourra faire émerger des arguments convaincants pour tous, parce que justifiés.

V- L’Éthique médicale personnaliste

Le personnalisme (Emmanuel Mounier, Jean Lacroix, Saint Jean Paul II) est plus une façon de voir l’homme qu’une réelle théorie éthique. La tradition personnaliste plonge ses racines dans une profonde réflexion sur l’homme et la nature humaine, sur ce mot de “personne”, si riche et si complexe à la fois: l’homme est personne parce qu’il est l’unique être en qui la vie devient capable de “réflexion” sur soi-même, d’autodétermination; il est l’unique vivant qui a la capacité d’accueillir et de découvrir le sens des choses et de donner sens à ses expressions et à son langage conscient.

Du moment de la conception à la mort, dans chaque situation de souffrance ou de santé, c’est la personne humaine qui doit être le point de référence et la mesure entre le licite et l’illicite.

Peut-on définir vraiment la personne?

Il s’agit d’un concept de la philosophie et de la théologie, pas des sciences exactes. En fait, la “personne” ne se laisse pas bien définir, enfermer dans un concept.

C’est Kant qui a le mieux exprimé cela en parlant du “respect”: la personne, c’est l’être que j’approche avec respect pour engager avec lui une relation. A cause de son essence rationnelle et de sa responsabilité l’homme possède une dignité du début à la fin. Il est dignité. La personne est d’abord un corps spiritualisé, un esprit incarné, qui vaut pour ce qu’elle est et non pas seulement pour les choix qu’elle fait.

Parce que la personne est considérée dans sa globalité, son essence, le personnalisme fixe comme objet à la morale la réalisation de cette essence, la réalisation de l’homme dans l’homme. C’est pourquoi une des premières questions que l’on doit se poser en éthique devant une conduite est: “cela contribue-t-il à humaniser les personnes?”.

Si l’on désire tirer, sur le plan de la bioéthique, les conséquences de cette vision personnaliste et réaliste de l’homme, nous pourrions les résumer brièvement et de façon synthétique dans les exigences ou principes suivants:

  • la valeur personnaliste de la corporéité,
  • la valeur fondamentale de la vie physique,
  • le principe thérapeutique,
  • le principe de liberté-responsabilité,
  • le principe de socialité-subsidiarité.

1) La valeur personnaliste de la corporéité.

Le corps n’est pas simplement un objet qui peut se toucher, se peser, se décomposer; il est aussi et avant tout partie coessentielle du sujet, c’est-à-dire de la personne.

La personne comprise comme “je”, dépasse le corps, est plus riche que la corporéité et la transcende, mais avec le corps vit une unité substantielle.

La personne dans le corps et avec le corps reçoit son individualité et sa différenciation (devient cet individu particulier, homme ou femme), dans le corps et avec le corps se manifeste et se communique dans la société de ses semblables (devient complexe de “signes” et “langage”), dans le corps la personne trouve ses limites (douleur physique ou mort sont dans le corps mais impliquent la participation de tout l’être personnel).

Par le corps l’esprit s’incarne et s’inscrit dans l’histoire (c’est le corps qui nous donne le temps, et la vie morale est une vie dans le temps).

Les instruments que l’homme fabrique sont des prolongements de son corps, une extension de la corporéité. L’ouïe, la vue sont amplifiés par la technologie. La télévision représente une conquête de l’espace à partir de notre corps, qui potentialise notre corporéité. Les computers sont les prolongements des neurones. La technologie est licite quand elle va dans ce sens et non quand elle détruit la corporéité.

Cette compréhension du corps est importante pour l’éducation sanitaire, l’éducation de la sexualité.

Chacun de nous a du corps des autres le concept qu’il s’est formé à partir de sa propre corporéité: il banalisera le corps des autres s’il a banalisé le sien; traitera le corps des autres comme un instrument s’il a traité le sien comme un instrument.

Si l’homme croît, s’élève en humanité, il promeut aussi la corporéité en lui, en syntonie avec l’esprit qui l’investit.

2) Le principe de la défense de la vie physique comme “valeur fondamentale”.

La vie physique n’épuise pas la valeur de la personne, mais est un bien fondamental, ouvert sur l’éternité. Ce principe prend toute son importance lorsque l’on a à évaluer différents types de suppression de la vie humaine, comme l’avortement, l’euthanasie, le suicide.

3) Le principe de totalité ou principe thérapeutique.

Le principe de l’inviolabilité de la vie humaine n’est pas démenti mais au contraire est appliqué lorsque, pour sauver la vie d’un sujet on doit porter atteinte à son intégralité physique: le chirurgien qui enlève un organe est justifié moralement et de plus obligé à ce faire dans la mesure où cette ablation est nécessaire à la sauvegarde de l’organisme entier. Comme ce principe est à la base du caractère licite et obligatoire de la thérapeutique médicale et chirurgicale, il est aussi appelé thérapeutique.

Ceci étant, est-il licite d’intervenir sur le corps? Si l’on répond en appliquant le principe de la globalité, on pourrait admettre de détruire une partie du corps pour le bénéfice du tout. Par contre on ne peut détruire une partie pour le bien d’une autre partie: on ne peut changer de sexe physique pour guérir l’esprit (transsexualisme); on ne peut stériliser une personne pour la soulager psychiquement.

4) Le principe de liberté et de responsabilité.

Si la liberté est une valeur fondamentale aussi du point de vue de l’éthique personnaliste, cependant, pour cette éthique, le droit à défense de la vie physique est prioritaire par rapport au droit à la liberté; en d’autres termes la liberté doit avant tout prendre en charge de façon responsable la vie propre du sujet et celle d’autrui. Cette affirmation se justifie par le fait que pour être libre il faut être vivant et donc que la vie est la condition première de l’exercice de la liberté. La priorité des valeurs de la vie donne une référence à la limite objective de la liberté du médecin et du patient et représente l’objet privilégié de la responsabilité de chacun d’entre eux.

5) Le principe de socialité et de subsidiarité.

Le principe de socialité engage chaque personne particulière à se réaliser dans la participation au bien de ses semblables. Dans le cas de la promotion de la vie et de la santé ceci implique que chaque citoyen s’efforce de considérer sa propre vie et celle d’autrui comme un bien social, et ceci engage la communauté à promouvoir la vie et la santé de chacun.

Le principe de socialité s’intègre avec celui de subsidiarité, au nom duquel la communauté doit aider davantage là où la nécessité en est la plus urgente, c’est-à-dire soigner davantage celui qui a besoin de plus de soins et dépenser davantage pour celui qui est le plus malade.

En résumé, le personnalisme met au centre de ses préoccupations la personne humaine, corps-esprit, dans son unité et ses relations. Il insiste sur la dignité de cette personne, et le fait que tout doit être fait pour « promouvoir » l’homme en l’homme, le rendre plus humain. Il centre son intérêt sur la relation malade-patient, et l’accompagnement du malade. Il prend toute sa valeur dans les soins palliatifs et l’accompagnement en fin de vie. Il est clair que sa proposition éthique est celle qui traduit aujourd’hui, de la façon la plus fidèle, le message chrétien sur l’homme.

En définitive, que choisir ?

  • les quatre principes sont là pour rester, mais peuvent être enrichis. On fera ainsi entrer une vision personnaliste dans le principe d’autonomie, et la qualité professionnelle du médecin dans le bien du patient. Mais ces enrichissements ont leur limite.
  • le conséquentialisme doit être gardé sous haute surveillance. Il faut lui préférer le « principe de précaution » qui se substitue facilement à lui en soulignant la nécessité de prendre en compte les conséquences des actes. Il comporte moins de déviations possibles que l’utilitarisme. Les dérives eugénistes de l’utilitarisme doivent être dénoncées, de même que ses jugements du type « la fin justifie les moyens ». Mais il a son utilité en replaçant le bien commun au centre des préoccupations éthiques
  • l’éthique de la discussion est intéressante et a sa vérité dans la recherche d’un consensus. Mais la discussion ne crée pas la vérité. Elle n’est qu’un moyen de mettre à l’œuvre la raison. Elle présuppose au départ la raison qu’elle prétend voir émerger au cours de la discussion. Son refus de définir l’action bonne la voue au relativisme éthique si les partenaires de la discussion n’ont pas de formation éthique.
  • restent le principlisme et l’éthique des vertus, qui se complètent bien, mais il est illusoire de vouloir les intégrer l’un à l’autre, car ils se situent sur des plans différents. Les quatre principes s’adressent à l’action concrète, et donnent des lignes guide utiles. Mais il ne faut pas les absolutiser et les utiliser sans discrimination. L’éthique des vertus fonctionne à un niveau plus profond, spirituel, en inspirant l’agir bon, correct, comme il doit se faire, prudent, sage et bien pesé. Elle demande une attitude de bonne volonté, de vraie humilité      et de désir de perfectionnement. Au fond elle introduit
  • l’esprit sportif » dans la profession. Tandis que les « principes » s’appliquent, les vertus « inspirent».

– Une place particulière doit être réservée à la vision personnaliste. Il ne s’agit pas là d’une doctrine éthique à proprement parler, mais d’une vision, d’un éclairage, plus fondamental que toutes les propositions qui fragmentent l’acte moral pour en tirer des

  • principes» d’action. Le personnalisme nous demande de considérer l’autre, le malade qui nous est confié ou qui se confie à nous, comme une personne, avec une histoire, une dignité, une relation à instaurer, ne fut-ce qu’un bref instant. Le personnalisme n’est pas là pour donner des « lignes guides » mais pour inspirer une relation vraie, riche entre médecin et malade. Le personnalisme ne nous donne pas des préceptes, mais indique ce que doit être la qualité de la relation médecin-malade, basée sur le respect et le désir du bien de .l’autre, physique et moral. Pour le médecin chrétien, il est clair que c’est dans la vision personnaliste, inspirée de l’Evangile, qu’il doit puiser aujourd’hui son inspiration pour une application enrichie des quatre principes de Beauchamp et Childress, au pied du malade.