FACE À L´ABRUTISSEMENT NUMÉRIQUE

Dr Bernard Ars

I. CONSTATS SOCIÉTAUX ET ÉTIOLOGIE.

Qu’entend-on par « ère numérique » ?
C’est l’époque, en l’occurrence actuelle, pendant laquelle les « informations » circulent de façon prédominante, sous codage informatique.

Dans les années 2000, Internet, le réseau des réseaux, la « Toile », surgit dans de nombreux foyers.
Il nous permet de « tout » savoir, de gérer nos affaires, d’être connecté avec chacun partout dans le monde, de nous distraire; ainsi que d’effectuer nos achats.

Outil extraordinaire sous bien des aspects, accessible à tous, Internet s’étend rapidement à tous les milieux.
De ce fait, il favorise aussi le développement d’activités illicites: site de pornographie, sites terroristes, sites de jeux violents, qui incitent au suicide,…il suscite des dépendances qu’il entretient.

Des millions de jeunes passent quotidiennement de nombreuses heures, dans le cyberespace, jusqu’à même 18 heures par jour, pour certains.

A la simple question: « Avez vous senti vibrer votre téléphone portable, votre « Iphone », alors qu’il n’a pas sonné? » . Neuf étudiants sur dix répondent aujourd’hui, par « oui ».
95 % d’entre eux dorment avec leur portable à portée de mains.
Sans le dire, beaucoup d’entre eux sont déjà pourvus d’implants sous-cutanés à visée utilitaire.
La « technique » leur colle à la peau au sens littéral du terme.
L’hybridation psychique par addiction aux écrans est déjà une réalité.

Technique et technicité se rejoignent pour devenir la nouvelle culture de référence.
Les appareils numériques, manipulés jour et nuit, par les jeunes, visualisent « tout » de la vie et particulièrement ce qui est transgressif: agressions, bagarres, défonces, perversités sexuelles,…
Et pourtant, il est reconnu que, par exemple, les jeux vidéos violents augmentent de 15 % les comportements agressifs.

La facilité que présente Internet, ainsi que le fait de pouvoir rester chez soi, dans sa chambre, pour l’utiliser, augmentent fortement le risque de conséquences négatives dans la vie personnelle et relationnelle de l’individu.
Le « smartphone » est pratique à utiliser pour l’adolescent. Il va pouvoir jouer avec lui, durant la nuit, dans son lit; mais aussi, en journée, au cours. Il échappe au contrôle des parents et des professeurs.
Par ailleurs, pourquoi l’adolescent bien dans sa tête, effectuant de bonnes études, en bon terme avec ses parents, passerait-il ses nuits sur son « smartphone » ?
C’est dès lors l’adolescent fragile, en difficulté, qui s’empressera de fuir ainsi la dure réalité de notre société.

Les adolescents, comme les adultes, sont dépendants de l’objet technique.
Néanmoins, les ados accordent en soi, plus d’importance à la socialisation. Il est essentiel pour eux de se sentir membre d’un groupe, afin de discuter « musique » ou de s’échanger des « selfies ». Les « smartphones » contribuent à cela. Ils règnent sur la vie numérique.

N’oublions pas cependant que le « smartphone » n’est qu’un vecteur et que ce qui pose problème, c’est ce qu’il y a derrière et ce qu’on en fait .

Combien de jeunes ne nous confient ils pas qu’ils regardent les autres et la vie, « comme » à travers un écran; qu’ils ne connaissent leurs copains que par « facebook »; qu’ils cherchent, lors de leurs déplacements en transports publics, l’endroit où il n’y a personne, afin de pouvoir demeurer dans leur bulle « hyper-connectée ».
Ils reconnaissent également , en toute spontanéité, ne pas réfléchir, ne pas être créatif dans leurs journées, manquer souvent d’ « espoirs », et être « usés » de leur « quotidien ».
Ils admettent aussi leur plaisir à répondre et réagir avec empressement à des courriels, SMS, tweets, vidéo’s,… happés qu’ils sont, par une véritable frénésie visuelle et cognitive.

La manière de vivre aujourd’hui, en échangeant constamment des messages avec les personnes que nous aimons, avec nos collègues de travail, avec des connaissances lointaines, ressemble à une surprenante télépathie assisté par ordinateur.

En reprenant Alexandre Lacroix dans son livre « Ce qui nous relie » (Allary Editions, 2015), « la conscience n’est plus conçue comme une entité indivisible, ni une forteresse, mais comme un noeud dans un filet, une maille dans le réseau ».

« C’est que désormais, on ne peut presque plus rien penser ni ressentir dans la solitude.
Nos flux de conscience sont en permanence traversés, désorientés par des messages venus du dehors; et nous-mêmes en émettons sans cesse ».

Nous sommes passés de la modernité à la webmodernité.
Les repères avec lesquels nous avons grandi sont devenus caduques.

« Hier: la modernité séparait le Sujet et l’Objet. Aujourd’hui: la webmodernité connecte le Sujet et l’Objet.
Hier: solitude passagère. Aujourd’hui: interaction permanente.
Hier: opposition Nature/Culture. Aujourd’hui: Nature artificialisée.
Hier: humanisme. Aujourd’hui: transhumanisme.
Hier: conscience autonome. Aujourd’hui: consciences synchronisées.
Hier: séparation public/privé. Aujourd’hui: visibilité.
Hier: mass média, séparation émetteur/récepteur. Aujourd’hui: réseaux sociaux, fusion émetteur-récepteur.
Hier: outils techniques maniés par l’humain. Aujourd’hui: milieu technique englobant l’humain.
Hier: rencontres aléatoires. Aujourd’hui: rencontres optimisées et contractualisées.
Hier: Habeas corpus, inviolabilité du corps du citoyen. Aujourd’hui: Quantified self, enregistrement et suivi des données biomédicales.
Hier: séparations savoirs. Aujourd’hui: transdisciplinarité, sérendipité.
Etc.. ».

Ce qui est plus qu’essentiel, voire terrifiant, dans cette situation, c’est le moteur de l’envahissement des consciences.

Du côté des sociétés productrices, c’est le pur intérêt, totalement dépourvu d’autre morale que celle du profit. Le résultat est le « conditionnement » dès l’enfance, dans le seul but de créer des consommateurs inconditionnels, dépourvus de sens critique, pour qu’ils aient comme réaction automatique, d’acheter tout produit qu’on leur présente.

Les producteurs créent des produits destinés à des enfants de plus en plus jeunes, et bientôt on proposera, sous des prétextes qui paraîtront sensés, des programmes destinés aux femmes enceintes pour conditionner les enfants in utero.

Du côté des acheteurs, la morale développée est uniquement celle de la jouissance immédiate.

Or c’est durant l’enfance, l’adolescence, la jeunesse, que se développent la conscience morale, la maturité globale du caractère de l’être humain, bref sa « personnalité »; exigeant des repères et copiant des modèles.
L’hyper-connexion numérique laisse-t-elle encore aux jeunes, et nous pourrions dire à tous, le temps et le silence, indispensables à la formation harmonieuse de la conscience morale ?

II. PROPOSITIONS D’ÉDUCATION Á LA DIGNITÉ HUMAINE.

Vivre, pour l’être humain, a toujours été et est de déployer un « art de vivre ».
C’est rechercher et faire sien ce qui est Vrai, ce qui est Bien, ce qui est Beau.

C’est porter un jugement moral qui dirige les conduites et leur confère ce que nous appelons « la dignité ».

La « dignité », c’est l’acceptabilité de soi devant les autres et devant soi-même.

C’est intérioriser la limite entre le respect de soi et des autres, d’une part, et la transgression sans limite, d’autre part.

Tout en ne coupant pas les enfants, du monde dans lequel ils vivent, il convient de les éduquer de façon critique vis à vis de l’utilisation des réseaux sociaux et de leurs contenus.

Il y a un réel danger de DISSIPATION.

Cette intempérance de l’hyper-connexion risque de ne plus faire employer l’intelligence pour notre réflexion, ni la volonté pour orienter nos choix.

Tout ceci compromet également le recueillement, la prière et la présence de Dieu.

Nous devenons des ABRUTIS.

Internet nous procure plus de choix, mais en même temps son attrait est tel qu’il nous fait aimer la captivité dans laquelle il nous plonge.

Ainsi que l’exprime Anne Cordier (entretien-La Croix- 09/01/2018), « le téléphone portable est une façon de « vivre ensemble » séparé ».

Il me semble ainsi impérieux d’amener nos enfants à cette réflexion, en les invitant à travailler leur rapport à l’ « objet ». Le « smartphone » est-il pour eux, un moyen de rompre une solitude parce ce qu’ils ne trouvent pas dans leur entourage immédiat des personnes avec qui échanger ?

Dissimulent ils une crainte d’aller vers les autres ? Quels sont leurs rapports personnels et réels avec leurs parents, frères et soeurs, amis ? Ceux-ci étant indispensables à l’éducation de l’affectivité. Ont- ils d’autres centres d’intérêt comme la lecture, l’engagement social, le sport, … ?

Mettent-ils les mains dans le cambouis pour: jardiner, coudre, cuisiner,… ?

Il me paraît également essentiel de les former à la conscience du Bien et du Mal , de les initier à la force d’âme, ainsi qu’à la maîtrise de soi; et de les rendre prudents devant l’opposé; en nous préoccupant de leur environnement moral, de leur formation intellectuelle, de leur accompagnement spirituel, ainsi que de leurs engagements sociaux.

Selon Jacques Grand’Maison, dans son ouvrage « Une spiritualité laïque au quotidien », « Traiter de le conscience morale consiste en réalité à aborder la nature même de la vie morale en son point central: la décision, c’ est à dire le choix que fait une personne de s’engager au travers d’un acte qu’elle assume de manière à pouvoir en rendre compte devant elle-même comme devant autrui et devant Dieu si elle est croyante. »

A l’ère du numérique, hélas, la culture de la rapidité domine dans les décisions et les relations.

L’action immédiate l’emporte sur la réflexion.

L’hyper-connexion technique ne fait – elle pas oublier la vraie connexion, celle qui nous relie dans le silence, dans l’absence de sons, d’images, d’informations, de distractions,…; à notre Être profond, à notre coeur, à l’autre, au Tout Autre, à Dieu.

Initions « nos » enfants sur le chemin décapant qui mène à la profondeur la plus intime de l’intériorité.

Dénonçons cette culture du profit, à outrance .

Face à la pression croissante de la technique, Bergson appelait à un « supplément d’âme », c’est à dire à un plus d’intériorité » pour donner un sens humain à l’agir technicien.

L’enjeu est pour lui, de créer des « sociétés ouvertes » et non pas closes.

L’usage d’internet a besoin d’être conduit par un sens qui naît de l’intérieur de l’homme comme d’une personne unique.

Sinon, il mènera à une régression humaine, lentement, mais sûrement, sans crier gare, tant il fascine.

Tout en reconnaissant l’ère numérique comme un fait, une réalité actuelle, avec ses inconvénients, mais aussi ses avantages; et afin de respecter et de développer la dignité de l’enfant, une éducation critique vis à vis de l’utilisation des réseaux sociaux et des contenus qu’ils véhiculent s’impose comme outil majeur; ainsi qu’une initiation au silence afin d’entendre « la voix de Dieu », selon l’expression de J.H. Newman; et une initiation au temps partagé avec autrui, émerveillé par la nature et l’Autre.

Oui, une éducation à un art de vie simplifié et unifié dans l’être, la pensée, l’action et la contemplation !

Oui, à un jeûne numérique comme ascèse moderne !

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