Il nous faut « penser » l’homme pour pouvoir le « panser ».

A partir des éléments de langage animant aujourd’hui l’hôpital, Stéphane Velut le décrit comme une « industrie » chaque jour plus froide. L’homme malade, blessé serait-il devenu l’objet de consommation de l’hôpital ? Mais il apparaît qu’il y aurait ainsi des produits de qualité à forte productivité et des produits avariés. Le philosophe Jean-Luc Nancy nous montre lui de son côté que cette épidémie de Covid 19 n’est pas la raison de tous nos manquements. Elle est une « loupe virale », venant souligner tous les méfaits de la rationalité sécuritaire de nos égoïsmes, organisée depuis des années par un amoncellement de procédures opaques.

A l’annonce du confinement de printemps, ce même management voulu cartésien a logiquement considéré comme persona non grata les familles, les ministres des cultes et autres bénévoles, tous non directement impliqués dans la production de soins. Dans la même logique sanitaire, les SDF et les précaires de tous poils ont été exclus de l’hôpital. Depuis plus de dix mois, ils n’ont plus la possibilité de passer les seules portes éclairées la nuit et inconditionnellement ouvertes, pour venir se mettre à l’abri dans la salle d’attente des urgences. Une tradition historique permettait à une quinzaine d’entre eux de venir le temps d’une nuit s’extraire de la violence cachée de la rue.

Un beau jour de décembre 2015, deux jeunes salariés de l’association « Aux captifs la libération » sont venus nous présenter le « projet Maquéro ». Prenant en charge les grands exclus des Gares de l’Est et du Nord, ces deux jeunes ont pu leur donner un prénom, un nom, reconstituer leur histoire blessée, chaotique. Peu à peu, ces hommes maintes fois venus ou souvent « bennés » aux urgences ont pris vie à nos yeux. Notre regard sur ces invisibles s’est rapidement humanisé. Notre travail d’accueil et de soin a pu ainsi commencer à retrouver sa raison d’être.

Dans cette longue colonne d’invisibles cassés, un homme se distingue par sa résilience après plus de quarante ans passés sur le parvis de la Gare de l’Est. Depuis des années, nous le « recevions » pour des raisons les plus diverses, sans lui prêter grande attention. Avec persévérance, les salariés du « projet Maquéro » ont pu faire de lui un « ayant droit » avec une histoire, un dossier administratif cochant les bonnes cases. JPD a pu être plus facilement admis en service d’hospitalisation et même en EHPAD. Mais cela n’a tenu que quelques semaines. JPD a préféré revenir « chez lui » Gare de l’Est, retrouver les copains. Et la « débine » a repris son cours…

A cause d’une phrase ou d’une contrainte de trop, JPD fugue du service le jour de la mise en place du premier confinement au printemps. Prenant peur devant ces rues vides livrées la nuit à la pègre, JPD va très vite revenir et passer toutes ces semaines dans le sas des ambulances à l’abri et à l’air libre. JPD a pu vivre au rythme du service, continué à être soigné. Il personnalisait tous ces SDF que nous n’accueillions plus. Hospitalisé sans lit au grand air, cette situation administrative bancale et non sécurisée pour certains, a fini par imposer que JPD soit confiné dans une chambre de l’UHCD*. Quelques jours plus tard, une contrariété aura raison de cette hospitalisation conforme. JPD sera éconduit pour raisons disciplinaires. Cette nouvelle rupture n’empêchera pas l’assistante sociale du service, le SAMU Social, la SNCF de poursuivre leur travail et de lui trouver une place dans une EHPAD. JPD a de nouveau et rapidement mis en échec pour les mêmes raisons cette proposition. Passée une certaine durée, la vie prostrée sur le macadam est sans retour…

Durant six mois, JPD n’était plus réapparu. Jusqu’à ces premiers jours vraiment froids de décembre où il est réaccompagné fatigué et fiévreux avec son ulcère de jambe purulent. Son admission était nécessaire pour quelques jours de répit. Il fallait à nouveau le soigner, panser cette jambe. Mais le lendemain matin par un temps glacial, JPD sera déposé par ambulance en pyjama papier de l’Assistance Publique devant l’antenne locale de cette fameuse association qui ne fait que de « l’accompagnement de rue » et pas d’hébergement. Pour quelle raison ? Le rationnel : « Pas de défaillance vitale, Refus de certains soins, Capacité d’organiser les pansements en dehors de l’UHCD, Pas d’indication à une surveillance hospitalière, Consigne de service de ne plus admettre JPD à l’UHCD non respectée. Mise en échec de nombreux dispositifs précédemment. » 

Pourquoi parler de « services d’Accueil et d’Urgences » ? Il est certain que Lariboisière ne doit pas faire exception. « L’assistance publique » a-t-elle encore un sens dans notre système de santé ?

Toute parole est vaine quand l’humain est mis de côté.

*UHCD : Unité d’Hospitalisation de Courte Durée, ancien service PortesF

Dr. Bertrand Galichon

Président Centre Catholique des Médecins Français